Ce dont les monstres ont peur – Épisode 1
« Papa. »
La petite voix fluette de Laure, pleine d’inquiétude, peine à atteindre son père. Celui-ci est allongé sur le côté dans le lit. Elle le regarde de ses petits yeux marrons encore endormis. Elle regarde la masse inerte qu’est son père lorsqu’il est plongé dans un profond sommeil. Elle insiste.
« Papa. »
La respiration du père change mais toujours aucune réaction. Il commence enfin à émerger mais ne donne toujours aucune réponse. La petite fille d’à peine neuf ans persévère, secouant légèrement le bras dépassant des draps.
« Papa, Victor est plus là. »
Laure faisait référence au jeune Border Collier de deux ans. Victor a pris l’habitude de dormir avec Laure chaque soir. Il est présent lorsqu’elle s’endort et il est toujours là lorsqu’elle se réveille. Il ne faillit jamais à cette tâche. Aussi, son absence est d’autant plus inquiétante.
Le père, prénommé Anthony, fait ses premiers mouvements. Il réalise à peine qu’on vient de l’extirper du sommeil. Il a analysé l’information donnée par sa fille mais est incapable de la traiter pour le moment.
« Papa ! » insiste Laure en secouant vigoureusement son papa.
Ce dernier la repousse. Il se frotte ensuite les yeux.
« Il doit être dans le salon. »
Laura reste debout à regarder son père, perplexe de sa réponse.
« Mais papa… Y’a plus de salon.
– Qu… qu… quoi ? » balbutie l’homme incapable de concevoir une telle réponse. De nombreuses pensées traversent alors sa tête toujours embrumée. Elle essaye de se rendre intéressante. Elle veut me faire une blague. Elle a mal compris ce que j’ai dis. J’ai mal compris ce qu’elle a dit. Tout un tas de possibilités. Vient alors une autre, terrifiante. Laure dit vrai.
Anthony ouvre les yeux et se relève brusquement. Il découvre la pièce dans laquelle il est. Ce n’est plus sa chambre, évidemment. À la place, une pièce immaculée. Des murs blancs. La pièce est vide à l’exception du lit sur lequel il a dormi juste avant. L’armature du meuble est en métal, peinte en blanc. Le linge de lit, blanc. Le plafond, blanc. Même les néons au plafond, vrombissant, émettent une lumière blanche. La seule porte de la pièce, ouverte, est également blanche. Anthony y jette un œil et voit un couloir de carrelage blanc. De l’autre côté de ce couloir, une autre porte ouverte vers une pièce similaire à celle dans laquelle lui et sa fille se trouvent. Cette pièce là est vide et Anthony distingue les draps défaits à travers les barreaux de l’armature. Les seuls éléments de la pièce qui contrebalancent cet aspect morne et aseptisé sont les grandes fenêtres, un peu en hauteur. Elles sont assombries. On peut toujours voir au travers, Anthony y distingue d’ailleurs des pins – signe supplémentaire qu’il ne se trouve définitivement plus chez lui – mais elles sont teintées. L’intention y est claire. Quelqu’un veut que l’on puisse voir au dehors mais pas à l’intérieur. La raison principale serait pour protéger l’intimité des occupants en temps normal.
Bien que toujours perdu, Anthony reporte son attention sur sa fille qui ne l’a pas quitté des yeux un instant. Laure porte son pyjama jaune, le même que celui qu’elle portait lorsqu’elle était allé se coucher la veille. Il pose ses mains sur les bras de l’enfant, la frottant doucement. Il cherche ainsi plus à se rassurer lui qu’à la rassurer elle.
« Où est-ce qu’on est ? » demande Anthony naïvement. Il n’obtient évidemment pas de réponse.
Le trentenaire est en alerte. Tous ses sens lui ordonnent de fuir. Il bondit du lit, emmenant le drap avec lui, glissant vers le sol. Il ne porte qu’un pantalon de pyjama bleu marine. L’élastique un peu détendu fait tomber le vêtement, laissant deviner qu’il ne porte pas de sous-vêtement. Il inspecte les murs brièvement. Ceux semblant donner vers l’extérieur sont froids au toucher. Anthony jette un œil au couloir, espérant que celui-ci lui apportera une réponse ou une délivrance.
« Reste ici » adresse-t-il à sa fille sans la regarder, les yeux rivés sur son objectif.
Anthony s’avance dans le couloir. La couleur blanche omniprésente ne parvient même pas à donner de luminosité dans cet espace étriqué. L’homme appuie sur l’interrupteur. La lumière s’allume. Un vrombissement déchire le silence pesant. De part et d’autre du mur se trouvent des dizaines de portes. Au bout du couloir, une ouverture donnant sur une autre pièce, vraisemblablement plus grande.
Le père entre d’abord dans la chambre avec la porte ouverte, celle où Laure se trouvait précédemment. Elle est en tout point identique à la sienne. Il la fouille entièrement tandis que l’enfant de neuf ans le regarde au loin, assise sur le bord du lit.
Anthony retourne dans le couloir et inspecte la chambre suivante. Et la suivante. Et la suivante. Ainsi de suite jusqu’à arriver à la dernière. Elles sont toutes identiques. Aucun pli sur le linge de lit. Comme si elles étaient faites pour ne jamais être utilisées. Vient alors la dernière pièce. Celle-ci a tout d’un réfectoire ordinaire. Des tables rondes. Des bancs circulaires de part et d’autre de ces tables. Sur un côté de la pièce, des étagères, armoires et autres meubles de rangement. Anthony les ouvre un à un. Vides. Tous vides, sans exception. Il s’attarde ensuite à l’évier. Il actionne le mitigeur. De l’eau s’écoule. Anthony ferme le mitigeur.
Ce lieu respire la normalité tout en y étant complètement opposé. Cette contradiction met Anthony mal à l’aise. Il reste immobile quelques instants, essayant de trouver un sens à tout ceci. Même pas de « comment », « qui », « pourquoi », « où ». Il veut juste former une once de logique. Quelque chose sur lequel se raccrocher. Alors que son esprit dérive, quelqu’un le ramène à la réalité.
« Papa ? »
Laure est calme. Son ton ne laisse transparaitre ni inquiétude, ni peur, ni stress. Anthony réalise alors qu’il n’est pas tout seul là-dedans.
Il sort du réfectoire et se dirige vers la chambre dans laquelle il s’est réveillée, là où l’attend sa fille. Une fois arrivé devant celle-ci, il remarque quelque chose qui lui avait échappé jusque là. Une porte menant vers l’extérieur. Une poignée anti-panique permet de l’ouvrir. Elle est vitrée avec un verre occulté, comme les fenêtres du bâtiment. Cependant Anthony parvient à distinguer qu’au dehors se trouve un groupe de personnes. Ils ne bougent pas. Ils les attendent.
La père de Laure retourne dans la chambre pour donner à la petite une nouvelle directive. Il s’agenouille pour être à sa hauteur.
« – Il y a des gens dehors. Je ne sais pas s’ils sont gentils ou méchants. Tu vas m’attendre ici. Tu ne bouges pas tant que je ne reviens pas.
– Je veux venir avec toi.
– Je ne veux pas que tu coures de risque. Tu restes ici. D’accord ? »
Laure ne répond pas.
« Tu as bien compris ? Réponds-moi. »
Laure baisse les yeux.
« Oui papa. »
Anthony pose sa main sur la tête de sa fille. C’est bien, poussin. Il ne fait que penser ces mots. Il ne les prononce pas.
L’homme se relève et se rend à l’entrée. Il pose sa main sur la poignée. Il la regarde. Elle tremble. Il ne peut se contrôler. Il sait que ce n’est pas le froid. Il sait que ce n’est pas l’alcool. Il le ressent au fond de lui. La frayeur. Une peur plus profonde et primaire que ce qu’il a pu ressentir tout au long de sa vie. Anthony regarde le mur donnant sur la chambre où est installée sa fille. Il veut fuir. Il veut tout abandonner, ne pas regarder derrière lui. Mais il ne peut pas fuir. Toutes les directions, tous les choix sont ignobles. L’hésitation passe. Anthony ouvre la porte.
Anthony sort du bâtiment. Le soleil l’éblouit, comme s’il était resté plongé dans l’obscurité. Le vent le mord. Le froid le poignarde. Mais il reste fier et ne montre rien.
Il peut enfin voir ce qui l’attend à l’extérieur. Des massifs montagneux les entourent. Anthony ne parvient pas à déterminer s’il s’agit d’un paysage alpin, bien qu’ayant séjourné tous les ans en Haute-Savoie, en France, durant sa jeunesse. L’angoisse combiné avec cette vue l’oppresse. Une immense forêt de pin s’étend sur sa droite. Une autre se poursuit sur sa gauche. Les arbres sont massifs, gigantesques. Au milieu de celles-ci se trouve un passage dégagé. À l’orée des bois, sur le passage, attend un groupe de personnes. L’une d’entre elles est avancée par rapport au reste qui forment un peloton uni.
Quand Anthony ne s’agite plus et observe les gens en face de lui, celui en avant s’approche. Il s’agit d’un homme, probablement la quarantaine, le visage anguleux, le crane rasé, avec une barbe brune frisée et saillante. Il porte fièrement des piercings aux oreilles et à l’arcade sourcilière droite. Il est affublé d’un manteau en fourrure mal taillé avec des coutures approximatives. Sa pilosité faciale est tellement abondante qu’il est impossible de déterminer s’il esquisse un sourire ou non. C’est en essayant de décrypter son expression qu’Anthony remarque qu’il n’a plus de sourcil. L’approche de l’homme l’inquiète. Anthony tend la main en avant. L’homme s’arrête.
« What is your name ? What language do you speak ? » Quel est votre nom ? Quel langue parlez-vous ? C’est ainsi que l’homme s’adresse à Anthony.
Ce dernier comprend l’anglais, mais ne le parle pas bien. Il essaie de former une phrase dans sa tête.
« My name is Magnús. What is yours ? » Mon nom est Magnús. Quel est le votre ?
Anthony élude totalement la question et parle en français.
« Qui êtes-vous ? Qu’est-ce que vous nous voulez ? »
Magnús le regarde. Il se tourne vers son groupe. Il fait un signe de tête. Une femme s’extirpe et rejoint l’anglophone. Celui-ci s’écarte alors et rejoint le reste. La femme demeure seule face à Anthony. La jeune femme est dans le début de sa vingtaine. Ses cheveux mi-longs ondulés alternent entre le châtain et le blond, cette dernière couleur n’étant pas présente jusqu’à la racine, laissant une dizaine de centimètres de racine. Son nez est percé, ses lobes ont vécu la présence d’écarteurs, mais elle ne porte aucun bijou sur elle. Son accoutrement est de meilleur facture que celui de l’homme l’ayant précédé, mais d’à peine. Elle essaye de sourire autant qu’elle peut, mais elle reste crispée.
« Bonjour. Je suis Rémie. Je parle français. Ça vous va si vous parlez avec moi ? »
Anthony reconnait immédiatement l’accent québécois. L’entente du français le rassure légèrement.
« – Je m’appelle Anthony.
– Bonjour Anthony. Est-ce que vous voulez un manteau ? »
À ces mots, le trentenaire conscientise toute la réalité de ce qui l’entoure. Il a froid. Il est frigorifié. Le stress l’a maintenu dans un état second tout ce temps, mais les nerfs lâchent et les sensations reviennent. Anthony se recroqueville et se frotte les bras pour se réchauffer. Rémie le rassure.
« Je vais vous chercher ça. Vous êtes seul ? Il y a d’autres personnes à l’intérieur ? »
Laure. Elle est toujours dans le bâtiment. Les pensées d’Anthony pour sa fille ravivent son état second. Il fonce vers l’entrée et découvre avec horreur que la porte n’a pas de poignée. Impossible de l’ouvrir de l’extérieur. Il tambourine à la porte pour que Laure l’entende, incapable de distinguer le moindre mouvement à l’intérieur.
Rémie se précipite vers Anthony. Magnús lui emboîte le pas. Une fois à hauteur de cet étranger à leur groupe, ils cherchent à comprendre la situation.
« – What is it? Is someone in there?
– Il y a quelqu’un d’autre à l’intérieur ?
– Laure, ma fille. Je lui ai dit de rester à l’intérieur.
– His daughter, explique Rémie à Magnús.
– Faut qu’elle sorte. Laure, hurle Anthony. Laure !
– Elle ne peut pas t’entendre, mais elle va sortir, rassure Rémie.
– Everyone has the urge to get out, eventually. » Tout le monde a… de sortir. Anthony n’a pas tout à fait compris.
« – Qu’est-ce qu’il a dit ? S’inquiète-t-il.
– Qu’elle va finir par avoir envie de sortir.
– Avoir envie ? Qu’est-ce que vous racontez ? »
Anthony est plus confus qu’auparavant. Il continue de vociférer le nom de sa fille. Les deux autres lui laissent l’espace nécessaire pour s’exprimer et attendent qu’il se fatigue, ou se lasse. Il faut à Anthony huit minutes de cris constants pour que sa voix commence à lâcher. Des syllabes deviennent muettes. Sa gorge lui fait mal. Il se résigne. Il s’assoit sur le sol herbu. Il plonge sa tête dans ses bras. Rémie lui apporte le vêtement promis et le couvre avec.
« – Il ne lui arrivera rien, rassure Rémie.
– Expliquez-moi ce qui se passe ici.
– Quand votre fille sortira de l’Accueil, je vous dirai tout. »
Anthony ne réagit pas à la mention du nom du lieu. Il plonge dans un mutisme et y reste pendant plusieurs minutes. Alors qu’il perd espoir, la porte du bâtiment s’ouvre et Laure en sort.
« Papa. Je m’inquiète. »
Anthony se précipite vers sa fille. Il a envie de l’étreindre mais réprime son désir. Il lui pince la joue à la place.
« – Je t’ai pas attendu. Je suis désolée, dit Laura, penaude.
– C’est pas grave. Tu as bien fait. »
Rémie apporte un autre manteau pour la petite.
« – Allons nous mettre aux chauds, propose-t-elle dans un sourire.
– Elle parle bizarrement, rapporte Laure à son père.
– Je m’appelle Rémie. Et toi, tu es Laure, c’est ça ?
– C’est qui ces gens ?
– C’est ce qu’ils vont nous expliquer, annonce Anthony, d’un ton inquisiteur.
– Au Voisinage. Allons-y ! »
Ils se mettent en route.
Durant le trajet, Rémie commence à les mettre au parfum de la situation. Elle se présente comme étant leur guide, et que ce sera elle qui répondra à leur question. Elle leur révèle que toutes les personnes de leur groupe ont vécu ce qu’Anthony et Laure vivent. Chaque personne se réveille à l’Accueil. Parfois le nombre d’arrivants varie.
« Comment vous saviez qu’on serait là ? »
Rémie élude la question pour plus tard. Elle continue en parlant du Voisinage, là où les habitations se trouvent. Elle assure que des vêtements les attendent au Beffroi, qui se trouve au centre du Voisinage.
Anthony peine à assimiler les informations. Laure, quant à elle, se familiarise avec les lieux. Elle observe les arbres. Elle essaye de voir à travers la forêt mais celle-ci est dense. Elle s’émerveille du décor, n’étant jamais aller à la montagne de sa vie. Elle imagine cette marche comme la randonnée que sa mère lui a toujours promis. Elle espère voir des animaux sauvages, ne serait-ce que furtivement. Elle s’arrête un instant pour concentrer sa vision. Son père la tire pour qu’elle continue immédiatement sur le chemin à chaque fois. Après plusieurs tentatives, elle aperçoit un mouvement. Très subtil, mais elle le voit. Elle espère un faon. Ou un écureuil. Ou une marmotte. Elle ne saura jamais ce qu’elle a vu. Mais un détail perturbant lui échappe. Le seul bruit environnant est celui du vent à travers les arbres. Pas d’oiseau qui piaille. Pas de cris d’animaux.
Le groupe arrive à une clairière qui donne sur ce qu’Anthony devine être le Voisinage. Des dizaines de petits chalets sont éparpillés par ci par là. Les plus éloignés du centre sont clairement plus grossiers. Ils font preuve d’un manque de savoir-faire. Mais ils tiennent debout. Anthony et Laure observent les gens sortir de leurs habitations pour observer les nouveaux arrivants, curieux. Ils ont l’air ravis de voir de nouveaux visages. Ces réactions provoquent un profond malaise chez Anthony.
Plus ils s’enfonce dans ce village étrange, plus les bâtisses sont de bonne facture. Au milieu de tout ceci, un immense beffroi fait de pierre et de bois dont l’état est impeccable impose sa présence au reste du lieu. Ils arrivent par l’arrière de l’établissement. Devant celui-ci s’étend un lac gigantesque dont on peine à apercevoir l’autre rive. De nombreuses personnes sont installées à bronzer, ou s’amusent dans l’eau. Un port de fortune se dresse timidement devant le Beffroi dont les bateaux sont à flot au milieu du lac.
Rémie emmène le père et la fille jusque devant le bâtiment central du Voisinage. Le reste du groupe se disperse à l’exception de Magnús qui continue de les suivre, bien qu’en retrait.
Laure échappe une exclamation d’émerveillement à la vue de la beauté de l’édifice architectural se tenant devant eux.
« Entrons nous mettre au chaud. » Anthony ne veut pas que sa fille s’habitue à ce lieu.
Le Beffroi dispose d’un immense hall central où sont installés plusieurs fauteuils et canapés autour de petites tables basses. Plusieurs tapis en laine de mouton jonchent le sol. Les luminaires pendant apportent de la chaleur au lieu. Une cheminée éteinte trône au centre et s’étend jusqu’au plafond. L’on peut distinguer une mezzanine à l’étage, donnant sur l’entrée. Cette espace est idéal pour se détendre. Anthony songe que c’est peut-être le but.
Deux personnes sont installés dans les fauteuils. Rémie leur fait un signe de tête. Elles comprennent le message et s’éclipsent promptement.
« – Pourquoi les faire partir ? S’interroge Anthony.
– Parce que l’endroit est pour nous aujourd’hui. »
Sans plus d’explication, Rémie les emmène chacun dans une pièce où se trouvent des vêtements. L’une dédiée aux vêtements de femmes, l’autre aux vêtements d’hommes. Elle leur indique qu’ils peuvent choisir ce qu’ils veulent pour se changer. Laure entre sans se faire prier. Anthony est plus hésitant, mais il sent le froid commencer à lui paralyser les membres.
Anthony parcourt les penderies. Il cherche en priorité un haut. Il remarque que certains sont abimés. Il passe rapidement en revue les tee-shirts et chemises. Il sort le cintre d’un des tee-shirt. Il croit reconnaître le logo Nike sur ce vêtement noir. Ça et un survêtement et il se sentira comme chez lui. Il déteste ce qu’il commence à penser, ce qu’il commence à accepter. Il inspecte le vêtement. Anthony le plaque contre son corps, sur sa poitrine pour comparer la taille. Il cherche du regard un miroir mais n’en trouve aucun. Il va devoir se contenter de l’essayage. Il pose le tee-shirt sur l’unique fauteuil de la pièce.
Le prochain vêtement qu’Anthony cherche est un qui permet de se mouvoir facilement. Il regarde les joggings, surtout ceux avec des tons neutres. Il en trouve un et le retire de son cintre. À la vue du pantalon, son sang se glace. Malgré le noir du vêtement, une tâche brunâtre est clairement visible. Il en est certain, ce n’est pas du café. C’est du sang. Ça ne peut qu’être du sang. Il lâche le jogging qui s’affale sur le sol. Anthony continue de parcourir la garde-robe, prétendant que ce qu’il vient de voir n’existe pas et n’a jamais existé. Il se précipite vers un jean, puis une veste. Il se prend le premier caleçon qui lui passe sous la main, clairement trop petit pour lui. Mais ça ne l’importe pas. Il ne veut pas y penser plus que ça. Il ne veut pas songer aux personnes à qui ces vêtements devaient appartenir. Il ne veut pas imaginer à ce qu’il peut leur être arriver. Il ne veut pas anticiper la possibilité que ces vêtements puissent retourner dans ces penderies. Il se change et sort de la pièce.
Dans l’entrée, l’attendent Rémie, installée dans un fauteuil, une tasse à la main et Laure, dans un autre fauteuil, en face de leur hôte. Elle a une tasse avec soucoupe remplie de chocolat chaud. Un morceau de guimauve rabougri par le liquide chaud flotte au centre. Elle souffle dessus pour le refroidir. Magnús n’est pas dans la pièce. Anthony s’installe sur un des fauteuil, entre les deux femmes. Il ne porte pas attention à la nouvelle tenue de sa fille.
« – Anthony, qu’est-ce qui vous ferait plaisir ?
– Des réponses. » Il s’adresse à Rémie d’un ton sec, espérant assoir son autorité. Rémie le regarde, désolée qu’il réagisse ainsi.
« Je vous les ai promis. Je parlais en boisson. »
Anthony fait mine d’hésiter.
« Un café. »
Rémie sourit, satisfaite de la réaction du père de famille. Elle hausse la voix pour être sûre qu’on l’entende.
« Magnús, kaffi, please. » Anthony est certain qu’il n’y a pas que de l’anglais dans cette phrase.
Rémie prend soudainement un air grave. Elle regarde alternativement Anthony et Laure, considérant l’un autant que l’autre. Elle commence alors à parler :
« Ok, je dois tout d’abord vous donner un peu de contexte. Je vais me présenter et vous raconter mon premier jour ici. Après ça, si vous avez la moindre question, je vous promets d’y répondre. Mais je vais vous demander de ne pas m’interrompre. »
Rémie prend le silence qui suivit pour une acceptation de ses termes. Magnús arrive avec une tasse de café qu’il pose devant Anthony. Ni l’intéressé, ni son interlocutrice ne daignent adresser le serveur. Il s’installe sur un autre fauteuil, silencieux.
« Je m’appelle Rémie Beauregard. Avant que vous posiez la question, Rémie est mon vrai prénom, c’est pas un surnom ou un diminutif. J’habite à Montréal mais j’ai grandi à Sherbrooke. »
Rémie penche la tête en avant en guise de salutation. Laure l’imite.
« Quand je suis arrivée, le comité d’accueil ne faisait que commencer. Ils étaient pas rodés. Les explications semblaient… fumeuses. Si j’étais seule, ça aurait pu le faire. Mais j’étais avec ma sœur, mon frère et mes parents. C’était l’anniversaire de mon père. Toute la famille s’était réunie. Et mon père, putain mon père ! Pardon ! Excuse-moi pour le gros mot. Mon père il est têtu comme une mule. Déjà, il supporte pas qu’on lui parle anglais. Il s’est énervé à la première phrase. Il a brisé la mâchoire de la personne qui devait nous accueillir. Et il s’est barré. Il a couru dans les bois tout seul. Mon frère est resté avec ma mère, au Voisinage. On est parti le chercher avec Léonie. Ma sœur. On l’a retrouvé, tard. Mais on était totalement paumés. La nuit est tombée. Une cloche a retentit. On aurait dit qu’elle était à des kilomètres. »
Rémie hoche subrepticement la tête une fois, se rejouant le son dans la tête.
« Cette cloche a un son à te glacer le sang. Avant même de savoir ce qu’elle signifiait, on a ressenti notre cœur se resserrer. Elle sonne quand les monstres sont de sortie… »
Anthony s’apprête à intervenir. Magnús lui fait signe de se taire.
« …On nous avait rapidement expliqué, mais on avait pas pris le temps de comprendre. Il a fallu deux minutes après la cloche. Deux minutes, pas plus. On a entendu un grincement strident. Presque mécanique. Mon père se retourne. Léonie et moi, on a à peine le temps de réaliser ce qui se passe qu’il se faisait transpercer. »
Laure lâche un hoquet de frayeur.
« Des dizaines de tiges fines sortent de son dos. Une espèce de créature bipède, la peau bleu nuit, d’une texture semblable à de la lave solidifiée, sort de la pénombre. Un espèce de museau sans bouche lui défigurait le visage. Cette chose n’avait pas d’yeux et pourtant, elle regardait mon père tandis que le soulevait dans l’air avec l’appendice rigide préhensile qui lui sortait du dos. Mon père criait. Nan. Il hurlait. Il hurlait si fort que sa voix se cassait. Je recule, mais Léonie est paralysée. Je veux l’aider. Je veux tellement l’aider. Je veux la secouer. Je veux la tirer. Je veux la porter… »
La fébrilité dans la voix de Rémie rend chaque phrase plus inintelligible que la précédente.
« … Elle se fait transpercer aussi, juste devant moi. Je porte la main à mon visage. Y’a pas de sang. Y’avait pas de sang. Ils sont empalés et y’a pas de sang. Juste un léger filet qui coule sur l’appendice du monstre. Je pouvais pas supporter une telle… agonie. Je me barre. Je m’enfuis. Je cours comme jamais j’ai couru. Je les entends hurler. Sans arrêt. Sans discontinuer. Jusqu’à ce que la distance atténue et qu’il ne reste plus rien qu’un bruit de fond indiscernable. Je m’effondre. J’ai plus de force. On me trouve. Ils me soulèvent pour me ramener au Voisinage. On m’isole pour que je retrouve mes forces et mes esprits. Quatre heures après, un cloche sonne. Différente de la première. Plus sinistre. Celle qui prévient quand quelqu’un… »
Même après tout ce temps, Rémie ne réalise toujours pas ce qu’ils ont dû endurer pendant tout ce temps.
« Deux heures après ça, la même cloche qui sonne à nouveau. »
Les larmes se mélangent à la tasse de thé que Magnús a servi à Rémie.
« Ils ont souffert si longtemps avant de… »
Rémie s’arrête.
« Excusez-moi. »
La jeune femme se lève et sort précipitamment de la pièce. Laure regarde son papa. Les deux sont bouche bées.
« She’ll be back. » Elle reviendra. Une once de doute dans la voix de Magnús le trahit.
Laure se lève pour aller réconforter Rémie. Avant qu’elle ne puisse faire le moindre pas, Rémie est de retour dans la pièce avec un mouchoir. Elle s’installe dans le fauteuil qui était son trône précédemment.
« Désolée pour ça ! Je suis prête pour vos questions. »
Anthony hésite un instant. Son besoin désespéré de réponses l’emporte sa volonté de laisser du temps à la jeune femme en face de lui.
« Dans tout ce que vous nous avez racontez, qu’est-ce qui est vrai ? »
Anthony fixe Rémie pour lire ses émotions. Il aime à croire qu’il est capable de déchiffrer si quelqu’un ment ou non. En vérité, il ne sait rien de plus que ce que son instinct lui dicte.
« Tout est vrai. Mon père et ma sœur sont morts ce soir-là. »
Il ne perçoit aucun mensonge, ce qui rentre en contradiction direct avec son scepticisme.
« – Je sais que ce que je vous raconte a l’air incroyable. Mais s’il-vous-plaît, pour le bien de la conversation, je vous demande de partir du principe que je ne mens pas.
– Je te crois. »
L’inquiétude de Laure s’est transformée en compassion. Elle forme un sourire qui est rapidement imité par Rémie. L’acceptation de sa fille amadoue Anthony. Il joue le jeu.
« Y’a donc un monstre dans les bois ? »
Rémie hoche discrètement la tête, un réflexe de son contentement du déroulé de la conversation.
« – Y’en a plusieurs.
– Y’a plusieurs créatures comme ça ?
– Y’a plusieurs monstres très différents. Chaque monstre est dédié à un groupe d’arrivants.
– Dédié ? Comment ça dédié ?
– Celui dont je vous ai parlé n’en a qu’après moi et ma famille. Personne d’autre.
– Il laisse les autres tranquilles ?
– Si vous vous interposez, il peut vous attaquer. Mais oui, sinon il ne vous attaque pas.
– Pourquoi ? Comment ?
– On sait pas. On a l’impression qu’ils ne perçoivent que leurs proies. »
Laure vient se blottir contre son père. La conversation commence à l’effrayer. Elle ne demande cependant pas à partir. Elle prend sur elle pour aller jusqu’au bout.
« Notre monstre, il ressemblera à quoi ? » demande timidement Laure.
« – Je sais pas.
– Ça suffit pour l’instant, avec le monstre. Ce que je veux savoir, c’est où on est ? »
Rémie prend un instant avant de répondre.
« – On sait pas.
– Vous savez rien, en fait.
– On en sait assez peu, en effet. Les gens ont des théories. Des idées. Personne n’est d’accord. Personne ne sait. La végétation. Les reliefs. Cet endroit ressemble à tout et il ne ressemble à rien. On est pas capable de le placer sur une carte.
– Comment on part ?
– Personne n’a réussi à partir. Les personnes qui ont essayé, et y’en a beaucoup, sont toujours revenu sur leurs pas. Y’a pas de sentier, de route, de chemin, à part ceux qui mènent aux différents lieux aménagés.
– Ils ont vu quoi ?
– De la forêt. C’est tout. Que de la forêt sans discontinuer. C’est ce que les personnes qui sont revenues nous ont décrit.
– Pas tout le monde ne revient ?
– Malheureusement, non.
– Comment vous savez qu’elles ne se sont pas échappées ?
– La cloche. »
Anthony entend « la cloche de mort » même si Rémie ne prononce pas ces mots. Une inquiétude réelle se forme dans sa tête. Plus la discussion avance, moins il y croit. Et moins il y croit, plus il y croit.
« – Vous dites ça pour ne pas qu’on essaye de s’enfuir ?
– Vous allez probablement essayer de partir. Quasiment tout le monde essaye. C’est normal. C’est humain.
– Vous nous empêcherez pas ?
– Non, vous êtes pas prisonniers ici.
– Donc on peut juste s’en aller, avec Laure. Je finis mon café et on est parti.
– Demain, vous pouvez partir. Aujourd’hui, vous restez ici.
– Pourquoi ?
– C’est la règle. Et Laure devra rester ici, les enfants ne partent pas en excursion.
– Pourquoi ?
– C’est la règle.
– Et vous dites qu’on est pas prisonniers ?
– C’est pour protéger celles et ceux qui veulent être protégés, qui ne peuvent pas se protéger ou qui ne sont pas en âge de décider.
– En âge ?
– L’âge de décision est fixé à 14 ans ici.
– Vous êtes bien rodés, dis donc. »
La voix d’Anthony traduit un mélange d’étonnement, de sarcasme et une pointe d’inquiétude. Si tout ceci est véridique, une telle organisation ne peut se faire que sur une longue période. Cette idée l’effraie au plus haut point. Le père regarde Laure tendrement. Son instinct protecteur prend le dessus.
« – Vous vivez en communauté ?
– C’est un mécanisme de survie.
– Vous avez des logements attitrés ?
– Oui, y’a assez de chalets pour tout le monde.
– Est-ce qu’on pourrait voir le notre ? »
Anthony réalise à ces mots qu’il manifeste une sorte de résignation. Laure le regarde. Elle capte ce ressenti chez son père. Tous les deux, concentrés sur cet aspect, manquent le plus important : l’air gêné de la jeune femme.
« On attribue pas de logement le premier jour, » explique Rémie. Anthony est persuadé qu’elle cache quelque chose. Elle tourne autour du pot.
« Pourquoi ? » Martèle Anthony.
Les lèvres de la québécoise se tortillent. Elle a prononcé ces mots de nombreuses fois, mais à chaque fois, ils ont du mal à sortir. Rémie se tourne vers Magnús, à la recherche de soutien. Celui-ci comprend qu’elle en est au fameux passage. Alors qu’elle n’arrive pas à sauter le pas, son acolyte intervient.
« Most people don’t get through the night. » La plupart des gens ne passent pas la nuit.
Anthony se tourne vers Laure.
« Poussin, tu veux bien attendre dans le vestiaire s’il-te-plait ? »
Rémie l’interrompt sèchement.
« – Non.
– Comment ça, “non” ?
– Elle reste.
– C’est pas à vous de décider. Je suis son père.
– Je suis navré, mais vous n’avez pas votre mot à dire là-dessus. C’est notre règle. »
Le ton change radicalement. Le sang d’Anthony ne fait qu’un tour. Il se contient.
« – Et pourquoi cela ?
– Tout le monde doit savoir quelle est leur nouvelle réalité. Tout le monde. Quel que soit l’âge. Pas d’exception.
– Quel est l’intérêt ?
– Chaque personne doit être armé pour pouvoir l’affronter, pour quand elle se retrouvera seule. »
Anthony est choqué, abasourdi. Il reste coi. Cette phrase lui fait l’effet d’un coup de poing. Il en prend toute la mesure à chaque fois qu’il se la répète. “Quand elle se retrouvera seule”. Pas “si”. “Quand”. Elle est persuadée que quelque chose va arriver, à un moment ou à un autre. Anthony admet le danger de ce lieu. Mais il ne l’associe pas à un hypothétique monstre. Une histoire fantasque. Il se méfie des gens. De celles et ceux qui prétendent l’accueillir et vouloir les protéger.
Il regarde le visage de Rémie. Il est témoin de ses yeux qui s’humidifient. Il pourrait comprendre qu’elle n’est probablement pas arriver seule. Que cette personne, ou ces personnes, ne sont plus là. Mais il est fixé sur sa méfiance. Rémie sèche ses débuts de larmes.
« Il est fort possible que vous ne surviviez pas la première nuit. »
Anthony a voulu préserver sa fille de cette option. Ce n’est plus possible. Il en est furieux.
« Ça suffit, c’est terminé. Je vous ai écouté suffisamment longtemps. J’ai joué le jeu. Maintenant, j’en ai marre. »
Anthony agrippe violemment le bras de sa fille. Sans s’adresser à elle, il la traine vers l’entrée du bâtiment. Rémie s’interpose. Il la repousse avec son bras et la fait trébucher. Magnús regarde la situation s’envenimer avec sérénité. Il n’intervient pas. Anthony arrive jusqu’à la grande double porte de l’entrée. Laure se plaint que son père lui fasse mal. Anthony ne l’écoute pas. Il ne l’entend pas. L’homme obstiné tente d’ouvrir la porte. La poignée tourne mais la porte reste bloquée, verrouillée. Il recule d’un pas. Il donne des coups de pieds, mettant tout son poids vers le bas de son corps pour enfoncer la porte. Rien n’y fait.
« C’est inutile. »
Rémie est revenue près des deux nouveaux arrivants. Anthony reste à nouveau sourd à toute communication.
« Même si vous arriviez à l’ouvrir, plusieurs personnes sont postées à chaque sortie. Vous ne sortirez pas d’ici. »
Anthony donne un dernier coup de pied. Il s’arrête ensuite, à bout de souffle.
« – Et vous allez continuer de prétendre qu’on est pas prisonniers ?
– Anthony, je suis vraiment, vraiment, navrée. »
Le père relâche l’étreinte sur le bras de sa fille, en pleurs à cause de la douleur et de la pression. Il ne le remarque toujours pas. Il continue de la tirer pour qu’il la suive. Il passe à côté de Rémie.
« Vous approchez pas de moi ou de ma fille. »
Rémie acquiesce. Anthony et Laure partent s’installer dans une autre pièce, à l’écart. Rémie revient vers Magnús. Un profond sentiment d’échec l’envahit. Elle s’est persuadée que ce père et sa fille entendraient raison. Elle s’est trompée. Elle n’y est pas arrivée. La jeune femme se tourne vers son acolyte islandais.
« – He doesn’t believe.
– We’ll try to keep them safe anyway. »
Magnús se lève. Il pose sa main sur l’épaule de Rémie, en signe de réconfort. Il part dans l’espace cuisine pour lui ramener un autre café. Rémie reste pensive, observant la porte de la pièce dans laquelle ils se sont réfugiés. Elle n’espère qu’une chose : qu’ils acceptent la vérité avant qu’il ne soit trop tard pour eux.
En fin de matinée, Magnús laisse sa place à Dorotea. Celle-ci se présente aux nouveaux arrivants avec un anglais approximatif et incertain. Elle parle de ses origines italiennes. Son père est chef. Elle a donc appris d’un des meilleurs même si elle ne s’imaginait pas poursuivre dans cette voie. Au Voisinage, c’est elle qui coordonne les menus et les plats à confectionner en fonction des stocks de nourriture. La jeune femme de dix-sept ans est honorée de cette responsabilité et y fait honneur depuis deux mois. Anthony accepte de retourner dans la salle commune pour le repas et de tolérer la présence de Rémie.
« J’espère que vous aimez les légumes. Y’a pas d’animaux ici, » prévient celle-ci.
En effet, le plat qui leur est servi pour le déjeuner est constitué de courgettes, d’aubergines, de pomme de terres, d’un peu de champignons fondants. Les assiettes sont surplombées d’une sauce composée de jus de carotte caramélisée et parsemées de quelques herbes aromatiques.
Rémie essaye d’apaiser les tensions. Elle s’adresse à la petite fille :
« – Au fait, tu m’as pas dit d’où vous venez.
– On habite à Liège.
– Ne vous adressez pas à elle. »
Anthony coupe court à la conversation. Le reste du repas est tout aussi tendu.
Pour l’après-midi, Mashoul prend le relai à épauler Rémie. Le nigérien n’a pas pratiqué le français depuis des années mais fait l’effort pour faciliter l’insertion des deux nouveaux belges. Il est arrivé avec son équipe de football vétéran. Il explique, fier, d’être à origine du petit terrain installé à l’extérieur du Voisinage. Il propose même à Laure de faire une partie le lendemain.
« Mais vous avez un ballon ? » s’étonne Anthony.
Mashoul lui raconte, tout excité, qu’un premier ballon a été coud à partir de chutes de cuir et rempli de sable et de feuilles. « Impossible de faire une lucarne avec. » Il éclate de rire tout seul. Par la suite, un ado est arrivé avec un sac de sport et un ballon de volley. Depuis, ils utilisent ça.
« – Merci Stan !
– Sven, corrige Rémie.
– Quoi ?
– Il s’appelait Sven. »
Mashoul détaille comment il a réussi à extraire des poutres d’une cabane qui a été dévastée pour former les cages.
L’après-midi se passe tranquillement. Rémie sort un jeu de cartes artisanal. Le côté “fait à la main” lui donne un charme unique. Anthony ne se joint pas à la partie. Il fait des aller-retours dans les pièces, observant par la fenêtre régulièrement, se constituant une carte mentale du lieu. Leur chaperon ne le perd de vue.
Lorsque la luminosité commence à baisser, deux personnes apportent le nécessaire pour installer des campements de fortune. Les yeux de Laure s’écarquillent.
« – On va camper ?
– Vous avez pas de lits ? »
Le père de famille, les sourcils froncés, est sec dans son ton. Mashoul lui explique calmement.
« Les seuls matelas qu’on a sont ceux que les arrivants prennent avec eux quand ils sortent de l’Accueil. Et c’est vraiment très rare. On en a quatre au total. Pour le reste, on fait au mieux. Le plus confortable possible. On privilégie les meilleures installations pour les nouveaux arrivants comme vous. »
Le nigérien désigne de la main l’homme et la femme installant la literie à partir des coussins des fauteuils, du canapé, de draps cousus à partir de vêtements. Les deux sont tellement bien rodés que l’installation prend moins d’une minute. Quatre lits de fortune sont installés.
« Mashoul, Mashoul, tu dors avec nous ce soir ? » demande, curieuse, la petite Laure.
Celui-ci s’agenouille pour se mettre à sa hauteur.
« – Malheureusement, c’est quelqu’un d’autre qui va me remplacer.
– Oh ! Allez. S’il-te-plait ! »
Le concerné sourit de l’attachement de l’enfant. Il regarde le père qui continue de garder son visage renfrogné et contrarié. Avec quelques instants de contact visuel, Anthony s’adoucit et fait un hochement de tête. Mashoul peut alors répondre à Laure.
« Je vais demander si c’est possible. »
Rémie donne son accord sans hésiter. Laure saute de joie. Anthony sourit de la réaction enjouée de sa fille.
La nuit tombe rapidement. Elle a un je-ne-sais-quoi de surnaturel. Anthony met longtemps avant de comprendre ce qui pose problème. La lumière. Pas de clair de lune. Pas de scintillement d’étoile. L’obscurité dans son état le plus pur. Mais chaque arbre, chaque bâtiment, est discernable. Anthony est persuadé que ça n’a rien à voir avec la lumière provenant du Beffroi. N’importe qui pourrait naviguer sans difficulté la nuit. Cela donne des idées à Anthony.
La cloche du Beffroi retentit. Anthony et Laure sentent des frissons parcourir tout leur corps. La sonorité est perturbante. On dirait que la cloche parle d’une voix stridente, qu’elle s’adresse à ses futures victimes. Laure vient se réfugier contre son père. Celui-ci l’enveloppe de son bras, fixant sans discontinuer l’extérieur. Plus personne n’est dehors depuis au moins une heure.
« Vous devriez venir vous asseoir. C’est déconseillé de regarder dehors. »
Rémie utilise sa voix la plus douce possible. Anthony ne détourne pas le regard.
« – Pourquoi ?
– Ils peuvent être… très persuasifs.
– Ils peuvent rentrer ? Forcer le passage ?
– Non, c’est jamais arrivé.
– Alors on a rien à craindre. Je vais continuer de surveiller. Je veux voir ces fameux monstres. »
Rémie le laisse. Elle sait que la plupart des nouveaux arrivants ont besoin d’une confirmation visuelle. Elle-même l’aurait exigé.
« Laure, tu veux venir manger ? »
Anthony laisse sa fille rejoindre le repas. Dorotea est passée plus tôt avec un homme d’une cinquantaine d’année du nom d’Oorjit pour préparer le repas suffisamment en avance, avant le coucher du soleil.
Le repas passe. La soirée avance. Rémie, Mashoul et Laure jouent aux cartes. Anthony, lui, reste devant la fenêtre, impassible. Il observe. Encore. Et encore. Inlassablement. Il repense à l’histoire de Rémie. Leur monstre serait arrivé après deux minutes. Et là, toujours rien.
La réflexion du belge est interrompue par les gargouillements de son ventre. Il prend une pause pour se ressourcer aux toilettes. Rémie le voit s’éloigner et le suit du coin de l’œil jusqu’à ce qu’il disparaisse dans une autre zone du bâtiment. Au bruit de la porte qui se ferme, elle transfère son attention à nouveau sur la partie de carte.
Anthony plonge son visage dans ses mains remplies d’eau. Il s’essuie avec la serviette mise à disposition. Il commence alors à planifier. Il se remémore le chemin qu’ils ont fait pour venir jusqu’au Voisinage. L’Accueil est le meilleur point de départ. Ce sera facile d’y retourner si les premières explorations ne donnent rien. Le premier objectif sera de trouver un cours d’eau. L’idéal serait de commencer dans la direction opposée au lac qui est un terminus du fleuve provenant de la montagne. Mais il doit y en avoir d’autre. Plusieurs problèmes à cela. Avoir des provisions de nourriture. Fouiller la cuisine sera le plus simple. Ensuite, choisir le moment où la surveillance est minimale. La nuit semble le mieux. Personne dehors pour nous arrêter. Il faut arriver à isoler Laure des deux chaperons. Mais Anthony n’a aucune idée de la meilleure marche à suivre pour le moment.
Le belge ressort des toilettes. Il y trouve Laure, seule, qui l’attend devant la porte. Le père s’inquiète.
« – Ils t’ont laissé sans surveillance.
– Oui, j’ai perdu. »
Anthony s’agenouille pour être hauteur de Laure. Il reste silencieux, songeant à l’opportunité qui se présente à eux. Laure prononce timidement quelques mots.
« – J’aime pas ici. Je veux partir. Je veux retrouver maman.
– On s’en va. Faut juste que papa trouve la meilleure sortie. »
Laure pointe son index en direction de la grande double porte d’entrée. Elle est entrouverte. Anthony est stupéfait. Il pense que c’est leur chance. Il se tourne vers Laure.
« On y va. »
Il prend la main de Laure. Au contact avec la peau de sa fille, il réalise qu’elle est brûlante. Aussi intensément que rapprocher sa main de la foyer d’une cheminée. Il regarde le visage de l’enfant. Une ligne commence à se dessiner, partant du milieu du front et descend lentement jusqu’à son nez. Anthony est tétanisé. Une deuxième ligne commence à remonter de son col, le long de sa gorge. Les deux lignes se rejoignent au niveau des lèvres de sa bouche, fermée. Après une pause qui semble durer une éternité pour Anthony mais qui ne fait en réalité que deux secondes, deux nouvelles lignes entament leur chemin à partir de la commissure des lèvres pour continuer jusqu’à la jonction des oreilles et du visage. Le visage s’ouvre, se déplie en morceaux qui se recourbent sur eux-mêmes, telle une plante carnivore. Une plante carnivore faite de chair. Tout ce processus dans le silence le plus pesant qui soit. Les repliements révèlent une lumière intense, bleutée, puis orangée, puis bleutée à nouveau. L’alternance de couleur semble aléatoire, mais elle a fonction bien réelle. Anthony est terrifié. Anthony veut courir. Anthony perd pied. Anthony est subjugué. Anthony est captivé. Anthony est ressourcé. Anthony est euphorique. Anthony veut partir avec sa fille.
Rémie émerge d’une léthargie mentale. Elle a l’impression de se réveiller après un endormissement impromptu. Elle regarde Mashoul.
« Je me suis assoupie ? »
Mashoul la regarde, surpris.
« Non, pas du tout. On en est en pleine partie. »
L’homme a alors la même réalisation. Comme si quelqu’un ou quelque chose l’avait dissocié du moment présent. Rémie scanne la pièce. Elle voit Laure, assise, les cartes dans les mains. La petite belge les regarde d’un air confus. Rémie sent un frisson lui parcourir l’échine. Elle a un très mauvais pressentiment.
« Où est Anthony ? »
La québécoise bondit précipitamment hors du canapé. Elle fonce dans la pièce adjacente. Une fois arrivée dans le large couloir donnant sur l’entrée, elle aperçoit la porte ouverte. Pas forcée, ni endommagée. Juste ouverte. Son sang se glace.
« Mashoul, brèche, » hurle-t-elle.
Rémie arrive sur le pas en un instant. Il ne lui faut pas plus d’une seconde pour voir le nouvel arrivant s’éloigner, tenant la main de ce qu’il semblerait être une petite fille. Elle s’époumone pour les arrêter.
« Anthony ! »
L’intéressé se retourne, révélant au passage le visage de l’enfant lui tenant compagnie. Elle ressemble à Laure. Une parfaite reproduction. C’en est déroutant. Elle en vient à se demander qui joue aux cartes avec eux. Elle devient persuadé que c’est bien Laure au dehors, en face d’elle. Jusqu’à ce que Laure passe le seuil de la porte avec Mashoul.
« Papa ! » interjecte l’enfant.
Anthony la regarde avec tendresse.
« T’en fais pas, on s’en va. On va retrouver maman. »
Laure se met à pleurer à chaudes larmes. Elle fonce vers son père. Rémie la rattrape immédiatement. La petite continue d’appeler son père.
« Reviens, je suis là. C’est un monstre. Tu vois pas que c’est un monstre ? »
Rémie lutte pour retenir l’enfant qui se débat.
« – Non, tu peux pas y aller. C’est trop dangereux.
– Faut aller le chercher. Faut ramener mon papa. »
Mashoul s’avance pour accéder à la requête.
« Je m’en occupe. »
Rémie essaye d’empêcher son comparse de faire une erreur.
« – N’y va pas. Tu sais ce qu’il se passe quand ils ont une proie. Tu reviendras pas.
– Je dois au moins essayer. Je le supporterais pas autrement. »
Mashoul pose le pied sur la première marche. Une lumière envahit le Voisinage. Chaleureuse, d’une teinte jaune. Elle alterne ensuite vers l’orangée, parfois le vert. Quand le lumière se dissipe, Anthony et la créature s’enfoncent vers l’horizon, longeant le lac du Voisinage. Rémie prend Laure par l’épaule.
« – Faut rentrer, c’est beaucoup trop dangereux dehors.
– Faut aller chercher mon papa. »
Les deux adultes l’ignorent et la forcent à rentrer. Ils l’emmènent jusqu’au campement de fortune qui a désormais une place vacante. Laure proteste, longtemps. Rémie n’écoute pas.
Une nouvelle cloche retentit. Le son funeste et strident résonne partout. Un glas d’une sonorité spécifique. Même si Laure n’avait pas eu le récit de Rémie, elle aurait compris ce que cela signifiait. Mais elle a eu le récit. Et elle a compris. La petite fille hurle de tristesse dans l’indifférence de ses chaperons qui ne semblent pas avoir entendu le signal. Rémie essaye de la consoler, en vain.
La nuit passe. Le jour arrive tout aussi abruptement qu’il est parti. Aux première lueurs, Magnús entre dans le Beffroi pour un compte-rendu de la situation, réveillant au passage les surveillants et l’enfant. Les quatre s’installent autour d’un petit déjeuner. Les yeux de Laure sont rouge des pleurs incessants de la veille au soir. Magnús s’enquit alors de la situation.
« – So, what happened?
– A breach, but we managed. Une brèche, mais on s’en est chargé. »
Rémie fait l’effort de traduire pour Laure.
« – How?
– We don’t know. She was with us the whole time. Aucune idée, elle était avec nous.
– Ils ont abandonné mon papa, précise Laure, en sanglots.
– She saw her dad outside. She was shaken by that sight. »
Magnús se tourne vers la petite. Il se veut le plus rassurant possible.
« – Not papa. Monster.
– C’était pas lui le monstre. C’est le monstre qui l’a emmené. Mon papa il était là avec nous et le monstre l’a pris. »
Rémie passe sa main dans le dos de la belge pour la rassurer.
« Je suis désolée, Laure. Ton papa n’est pas là. Tu es arrivée seule hier. »
Laure ne comprend pas. Plus rien n’a de sens. Elle est perdue. Confuse. Elle voudrait leur hurler qu’ils ont tort. Mais ils ne la croient pas. Pourtant ils l’ont vu, ils lui ont parlé. Des larmes commencent à se former à nouveau, mais elle les réprime.
Désespérée, elle se détourne de la conversation. Son regard se perd vers la fenêtre donnant sur une grande partie du Voisinage, montrant tous les habitants bougeant dans tous les sens telle une fourmilière mise à découvert par un enfant distrait. Tout le monde est plus stressé, inquiet que la veille. Parce qu’ils savent que potentiellement, ils sont les prochains.
Au milieu du chaos, Laure voit une forme. Pas une personne. Pas une créature. Pas une silhouette. Juste un contour. Elle ne voit pas au-delà du contour. Elle n’arriverait pas non plus à décrire cette forme, comme si elle changeait sans interruption. Le contour change de forme.
« Bonjour Laure ! »
La voix sonne comme un écho. Elle l’entend. Pas dans sa tête. Avec ses oreilles. Elle répond.
« Bonjour ! »
Laure a peur. Mais elle espère pouvoir retrouver son papa.
« Je suis navré pour ton père. »
L’écho répète les mots clés de la phrase, comme pour s’assurer qu’elle ne soit pas mal interprétée.
« – Tu as tué mon papa ?
– Non, ce n’était pas moi.
– Qui es-tu ? T’es un monstre ?
– Oui, mais je ne suis pas le tien.
– T’es le monstre de qui ?
– D’une personne qui n’est pas encore là. Et qui n’est plus là.
– Je comprends pas.
– Je m’excuse. C’est difficile à expliquer.
– Qu’est-ce que tu veux ?
– Je veux t’aider. Et je veux que tu m’aides.
– Je te fais pas confiance.
– Je comprends. Je veux partir d’ici. Je veux m’enfuir. On peut le faire ensemble.
– Je te crois pas.
– Je me montrerai digne de confiance.
– Va-t-en.
– J’accède à ta requête. Au revoir ! »
La forme se dissipe jusqu’à ne plus être perceptible. L’écho parle une nouvelle fois.
« Au fait, tu peux m’appeler HHSOΓ »
Ce nom se grave littéralement dans l’esprit de Laure.